Aux origines du racisme moderne

Florence Gauthier, Aux origines du racisme moderne, 1789-1791, Paris, CNRS Éditions, 2024, réédition en poche de L'aristocratie de l'épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de Couleur (1789-1791), chez le même éditeur en 2007.

Aux origines du racisme moderne

Florence Gauthier, Aux origines du racisme moderne, 1789-1791, Paris, CNRS Éditions, 2024, réédition en poche de L'aristocratie de l'épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de Couleur (1789-1791), chez le même éditeur en 2007. Nous proposons ici la recension publiée par Yannick Bosc dans la revue Contretemps, en mars 2011.

La Révolution des droits de l'homme, le préjugé de couleur et la domination coloniale

Afin de saisir les enjeux de l'histoire de Julien Raimond et des libres de couleur qui sont au centre de cet ouvrage de Florence Gauthier, il convient d'emblée d'en situer la perspective : celle des révolutions du droit naturel qui couvrent les deux rives de l'Atlantique et concernent trois continents : l'Europe, l'Amérique et l'Afrique. L'aristocratie de l'épiderme raconte en effet l'un des épisodes essentiels, mais jusqu'alors ignoré, de l'histoire des luttes pour les droits de l'humanité : la dénonciation du préjugé de couleur et de la société coloniale esclavagiste au moment où la Révolution française proclame la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Florence Gauthier étudie la construction de ce préjugé de couleur et sa fonction dans les colonies à esclaves. Contrairement au récit standard de l'historiographie qui tend à les séparer, elle montre que la question de l'esclavage pose, dès le XVIIIe siècle le problème de la domination coloniale. Les sources sur lesquelles elle s'appuie la conduisent également à conclure que, pour comprendre les Révolutions de France et de Saint-Domingue, il ne faut pas les dissocier mais les saisir ensemble, dans la dynamique de leurs échanges. En France, les libres de couleur contribuent ainsi à la structuration du côté gauche de l'Assemblée nationale. Face à eux, le combat sans merci du lobby colonial esclavagiste et ségrégationniste pour maintenir sa domination s'inscrit dans une Contre-Révolution dont il porte tous les masques.

Julien Raimond et Médéric Moreau de Saint-Méry, les deux principaux protagonistes de cette histoire complexe, sont des colons métis et propriétaires d'esclaves. Leurs points communs s'arrêtent là puisque Raimond dénonce le préjugé de couleur alors que Moreau le justifie et le théorise. Julien Raimond, natif de Saint-Domingue a fait ses études à Bordeaux et Toulouse. Lorsqu'il rentre à Saint-Domingue, il devient le représentant des colons métissés en lutte contre les colons ségrégationnistes. Ces derniers refusent en effet de reconnaître les libres de couleur comme des colons à part entière et convoitent leurs possessions. Dans les années 1780 Raimond s'installe en France et expose en vain aux différents ministres de la marine – dont dépendent les colonies – la situation des libres de couleur. Son espoir renaît lorsque la Révolution française éclate. L'autre personnage clé, Moreau de Saint-Méry, est un avocat né à la Martinique et propriétaire à Saint-Domingue. Il est à Paris lorsque Louis XVI convoque la réunion des États généraux. Moreau est l'un des fondateurs de la Société correspondante des colons français, dit club Massiac.

L'objectif du lobby esclavagiste et ségrégationniste, dont Moreau est un des fers de lance, consiste à établir pour les colonies un statut dérogatoire aux principes de la Déclaration des droits. L'enjeu réside dans la possibilité d'instituer le préjugé de couleur dont sont victimes les colons métissés depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, ce préjugé n'a pas toujours existé dans les colonies esclavagistes françaises d'Amérique. Il est ainsi très commun que les colons de la classe dominante épouse des africaines dont ils ont une descendance métissée, née libre. Par ailleurs, les textes juridiques esclavagistes sont donc également indifférents à la couleur : l’Édit de 1685 ou Code noir, ne reconnait que deux classes, les libres et les esclaves. Florence Gauthier montre que le préjugé de couleur, qu'il faut différencier du racisme biologique qui sera théorisé au XIXe siècle, est apparu dans les années 1720, greffé sur des enjeux éthiques et politiques. Les colons blancs ont ainsi progressivement constitué les gens de couleur en classe intermédiaire, située entre les blancs et les esclaves, afin d'établir une forme d'aristocratie particulière aux colonies, celle de la couleur.

Parce qu'elles sont directement rattachées au domaine royal, les colonies n'ont pas eu de représentants aux États Généraux lorsque Louis XVI décide de les convoquer en 1789. La donne change avec la transformation des États Généraux en Assemblée nationale. Les colons blancs se désignant comme seuls représentants des colonies réussissent alors à y faire admettre les leurs en excluant les libres de couleur. Moreau de Saint-Méry devient ainsi le député de la population blanche de Martinique. Julien Raimond rejoint la Société des Citoyens de Couleurs et fait partie, avec Vincent Ogé, des cinq députés qu'elle a choisi pour les représenter à la Constituante. Des manœuvres hostiles orchestrée par le club Massiac font échouer la demande. Julien Raimond et l'abbé Grégoire – qui découvre grâce à Raimond l'ampleur du phénomène – ouvrent alors le procès du système colonial esclavagiste et ségrégationniste. Florence Gauthier met en évidence la rupture avec la politique d'alliance entre les maîtres qui prévalait jusque là : Raimond crée en effet les conditions d'un rapprochement entre les libres de couleur et les esclaves. Sous sa plume, dès novembre 1789, le terme de citoyen de couleur désigne tous les gens de couleur, qu'ils soient libres ou esclaves. Raimond dévoile les réalités du préjugé de couleur et le processus par lequel les « sang-mêlés » ont progressivement été mis hors du droit. Son principe consiste à associer une couleur et une position sociale. Ce « préjugé politique entretenu », selon les termes du ministre de la marine en 1771, est nécessaire au « repos des colonies » : il est le ciment de la société coloniale esclavagiste puisqu'il permet de maintenir les esclaves dans une position inférieure.

Dans le contexte difficile de la fin de l'année 1789 qui voit la mobilisation massive du réseau des colons ségrégationnistes, Grégoire publie son Mémoire en faveur des gens de couleur. Florence Gauthier souligne que l'anti-esclavagisme de Grégoire est lié à son anticolonialisme et que, à l'instar de Raimond, il établit un lien entre destruction du préjugé de couleur et abolition de l'esclavage. Elle montre également que, dès cette époque, Grégoire n'écarte pas l'hypothèse d'une insurrection d'esclaves et qu'il la justifie dans son principe : il appelle de ses vœux l'universalisation de la révolution des droits de l'homme et du citoyen qui a commencé en France. Dans ce même texte, Grégoire dénonce l'économie de domination fondée sur les produits coloniaux et leur consommation par la métropole : « il vous faut du sucre, du café du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l'herbe et soyez justes ! ». Il partage avec Robespierre le même rejet de l'argumentaire utilitariste sur lequel s'appuient les partisans de l'esclavage : « périssent les colonies plutôt qu'un principe », s'exclamera Robespierre au cours du débat de mai 1790.

Moreau de Saint-Méry entre en scène dans les jours qui suivent la publication du Mémoire en faveur des gens de couleur. Sous l'anonymat, il fait imprimer un texte qui attaque Grégoire, prend la défense de l'esclavage et du préjugé de couleur , ce dernier étant désigné comme « le ressort caché de toute la machine coloniale » : « le nègre dans l'état actuel des choses, est encore plus éloigné de son maître par sa couleur que par sa servitude ». Ce texte marque une rupture par rapport à l'attitude que la plupart des députés des colons à l'Assemblée et une partie du club Massiac, a adoptée au sujet du préjugé de couleur en décidant de nier son existence. Afin de saisir la spécificité de l'argumentation de Moreau, lorsqu'on la compare à celle d'autres polémistes du lobby esclavagiste, Florence Gauthier la replace dans la théorie du « néo-blanc », élaborée à Saint-Domingue dans les années 1760, au moment où l'apogée de la législation ségrégationniste est atteint. L'opinion publique rejette alors dans la catégorie des « sang-mêlés » tout blanc marié avec une femme de couleur, ce qui pousse les colons blancs mariés avec des enfants métissés à quitter la colonie pour trouver refuge en France. C'est à cette époque qu'une nouvelle idéologie se constitue, la théorie du « néo-blanc » à laquelle se rattache Moreau de Saint-Méry. Son principe est d'aménager la législation ségrégationniste en déplaçant la « ligne de couleur ». Elle vise ainsi à intégrer les métissés propriétaires et blanchis à la classe des libres de plein droit – les colons blancs. L'entrée de ces néo-blancs permettrait de renforcer la classe des blancs de plus en plus réduite en raison de la politique du préjugé de couleur. Pour Moreau, les statuts juridiques différenciés en fonction de la couleur sont essentiels puisqu'ils servent à protéger et à légitimer le rôle dirigeant de la classe dominante. Moreau, lui-même métissé, est qualifié par Florence Gauthier de « remarquable produit de l'aliénation » que peut engendrer une société coloniale esclavagiste et ségrégationniste. Or, toute cette « machine coloniale » serait mise en péril par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, un texte, écrit Moreau, qui « est la terreur » des colons.

En février 1790, le club Massiac relaie le thème de la ruine du commerce et des colonies, colonies dans lesquelles il faut avoir le « courage » (sic) de ne pas appliquer la Déclaration. Il poursuit l'offensive en faveur de la traite, vantant l'humanité des maîtres à l'égard des esclaves, leur outil de travail qu'il n'ont aucun intérêt à détériorer. De son côté, la Société des Amis des Noirs – dont Florence Gauthier note le rôle modeste dans ces débats – publie une adresse à l'Assemblée nationale sur la suppression la traite. Dans ce texte, qui n'aborde à aucun moment la question du préjugé de couleur, les Amis des Noirs se défendent contre le club Massiac qui les accuse, à tort indiquent-ils, de réclamer l'abolition de l'esclavage et l'extension des principes de la Déclaration aux esclaves des colonies françaises : l'affranchissement immédiat des Noirs, précise l'adresse, serait une opération fatale pour les colonies et les Noirs eux-mêmes. En revanche, dans la mesure où les captifs africains sont de plus en plus difficiles à trouver, il est dans l'avantage des colons d'abolir la Traite et de la remplacer pour l'élevage de la main d'œuvre dans les colonies. A terme, ces esclaves pourront en se rachetant devenir des travailleurs libres et des consommateurs utiles à la métropole. La société des Amis des Noirs défend donc une position colonialiste favorable à un « adoucissement » de l'esclavage. En revanche, Raimond et Grégoire affirment la nécessité de détruire la société colonialiste, esclavagiste et ségrégationniste. Il y a là un écart sur lequel ne s'est guère penchée l'historiographie dominante pour laquelle la Société des Amis des Noirs constitue la pointe de la lutte antiesclavagiste. Mirabeau est également loin des analyses de Grégoire. Il présente aux jacobins une motion contre la traite et dénonce la surexploitation de la main d'œuvre esclave au cœur du système – l'humanité des maîtres est une fable – mais il est lui aussi favorable à l'élevage d'esclaves et propose un vaste projet de colonisation de l'Afrique.

En mars 1790, au sein de l'Assemblée Constituante, le lobby esclavagiste réussit à former un comité des colonies placé sous son contrôle. Sa fonction est de définitivement barrer la route aux citoyens de couleur et de mettre en place une Constitution spécifique aux colonies. Alexandre de Lameth – lié avec ses frères au milieu des colons de Saint-Domingue – et Barnave, l'homme lige des Lameth, en sont membres. Sous leur pression, un décret est voté le 8 mars 1790 qui exclut les colonies de la Constitution française – donc des principes de la Déclaration – et invite les colonies à exprimer leurs vœux sur une Constitution spécifique. Par ailleurs, il est précisé que l'Assemblée nationale n'entend pas innover dans le commerce de la France avec ses colonies ce qui revient à poursuivre la traite et donc à violer les principes de la Déclaration. La lutte d'influence se prolonge hors de l'Assemblée, au sein de Société des Amis de la Constitution (Jacobins), où l'on constate un afflux de membres du parti colonial qui y ont adhéré par l'entremise de Barnave. Grégoire et Raimond en sont également membres. C'est la Société des Citoyens de Couleur qui mettra en lumière le réseau contre-révolutionnaire qui a investi la Société des Amis de la Constitution. De la même manière, dans la Correspondance secrète des colons avec les Comités de cette île qu'il publie en mai 1790, Raimond dévoile les stratégies, manipulations, artifices, mensonges des colons blancs de Saint-Domingue en vue de tromper l'Assemblée constituante. On y apprend par exemple, que loin d'être des « patriotes », comme ils l'affirment, les députés des colons blancs au sein de la Constituante leur ont conseillé de créer une force armée autonome afin de lutter contre les libres de couleurs. On comprend également que Barnave a délibérément suivi la tactique du lobby esclavagiste qui consiste à tout faire pour que les libres de couleur ne puissent accéder au statut de citoyens actifs lorsqu'ils en remplissent les conditions. Le côté gauche parvient ainsi à ouvrir un débat dans l'espace public et à contourner Barnave et le lobby colonial qui verrouillent l'Assemblée nationale. Pendant ce temps, Saint Domingue s'enfonce peu à peu dans la guerre civile. Face aux menaces et aux assassinats, les libres de couleurs passent progressivement à la lutte armée. Vincent Ogé, avant d'être massacré, tente d'unifier cette résistance et esquisse une alliance des libres de couleur et des esclaves fugitifs. Le martyr d'Ogé, épisode clé de la guerre opposant les maîtres blancs et de couleur, favorise l'insurrection des esclaves qui éclate dans la nuit du 22 au 23 août 1791 et qui conduira à la création de la République haïtienne. Alors que l'historiographie tend à les dissocier, Florence Gauthier inscrit l'insurrection des esclaves dans le processus ouvert par la résistance des libres de couleur.

En France, Moreau de Saint-Méry répond aux offensives de Raimond, de Grégoire et de Brissot en publiant les Considérations présentées aux vrais amis du repos et du bonheur de la France (mars 1791), un texte qui porte en particulier sur la conception du pouvoir dans une « colonie à esclaves ». Avec les Considérations, Moreau prépare le terrain pour le débat sur la situation coloniale qui, en raison de la pression du côté gauche et des événements, est devenu inévitable à l'Assemblée nationale. Ses arguments s'organisent autour de l'idée que les maîtres doivent être la source exclusive de la puissance sur les esclaves et les affranchis. La main d’œuvre contrainte est en effet nécessaire au maintien du système colonial des plantations : l'affranchissement des esclaves entraînerait la paresse et la faillite des colonies. Entre les principes de la Déclaration des droits et une politique de puissance il faut donc choisir. Moreau pose ainsi l'alternative face à laquelle se trouve l'Assemblée. Le débat de mai 1791 sur les colonies est ouvert par Grégoire qui propose une synthèse de l'ensemble du travail d'information mené par Raimond, Brissot et lui-même depuis plusieurs mois. Robespierre se place à leurs côtés en développant la même analyse. Le 13 mai, Moreau de Saint-Méry parvient à faire voter l'article 1 du projet en ces termes : « L'Assemblée nationale décrète, comme article constitutionnel, qu'aucune loi sur l'état des personnes non libres ne pourra être faite par le Corps législatif, pour les colonies, que sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales ». Il entraîne donc l'Assemblée à constitutionnaliser l'esclavage dans les colonies et à délibérément violer la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le sort des esclaves étant désormais entre les mains des assemblées coloniales. Florence Gauthier souligne que cet événement, à quelques rares exceptions, est ignoré de l'historiographie alors qu'au moment du vote, ce décret fut considéré comme le déshonneur de la Constituante. Camille Desmoulins écrit ainsi dans son journal que « l'assemblée s'interdit de délibérer jamais sur l'esclavage des noirs ; voilà bien ce qui s'appelle sacrifier les principes et se déshonorer, aussi Pétion, Robespierre et Grégoire n'ont-ils pas voulu partager ce déshonneur et ont rejeté ce décret ».

Le débat de mai 1791 est l'un des épisodes qui conduit à la scission de la Société des Amis de la Constitution. En son sein, Brissot puis Robespierre condamnent le décret constitutionnalisant l'esclavage et les positions défendues par Barnave. La rupture est consommée après la fuite du roi et son arrestation à Varennes. La société tenant ses séances dans l'ancien couvent des jacobins change de nom et devient Société des Amis de l'égalité et de la liberté. Autour de Charles de Lameth et de Barnave, qui étaient jusque là désignés comme les chefs jacobins, la Société des Amis de la Constitution se réunit désormais dans l'ancien couvent des feuillants.

On le constate, la réintroduction dans la Révolution française de la question de l'esclavage et des colonies, longtemps occultée, modifie la manière d'appréhender les événements et d'analyser les luttes politiques. En l'occurrence, elles ne se réduisent pas à une opposition entre partisans et adversaires de la monarchie constitutionnelle. Les travaux engagés par Florence Gauthier rompent donc radicalement avec le récit standard de la Révolution française. Ils contribuent à modifier en profondeur le regard que l'on porte sur les deux révolutions, celle de France et celle de Saint-Domingue, mais également sur ce que l'idéologie dominante nomme « la modernité ».