Condillac et Mably
Conclusion de l'ouvrage de Edern De Barros, Condillac et Mably. Deux frères théoriciens d'une démocratie tempérée, Le Kremlin-Bicêtre, Mare & Martin, 2025.
En soulignant la proximité entre les pensées de Condillac et de Mably, nous avons voulu réhabiliter un dialogue intellectuel souvent négligé, et combler ainsi un vide historiographique. Mably lui-même affirme appliquer aux questions politiques et morales la méthode élaborée par son frère : cette filiation ne relève donc pas d’un simple lien familial, mais d’un véritable projet théorique commun. Tous deux partagent une méthode expérimentale fondée sur l’observation historique, visant à fonder une science politique et morale. Leur pensée ne repose pas sur un dogme, mais sur l’étude concrète du passé. Cette primauté accordée à l’expérience pourrait faire croire qu’ils réduisent l’homme à l’histoire, niant toute nature humaine. Mais, comme le souligne Ernst Cassirer, le monde historique « renferme également un principe substantiel, un élément d’être — qui n’a cependant pas le même sens que celui du monde physique »1. L’adage de Mably (« Historia vitæ magistra »), relu par Jacob Burckhardt, vise à réhabiliter l’histoire dans un siècle qui semble tout fonder sur la raison. Pour Mably, l’histoire n’est pas un simple récit : elle permet de dégager empiriquement les lois du droit naturel et les constantes d’une raison régulatrice à travers les passions humaines. Loin d’opposer histoire et nature, les deux frères les pensent comme deux dimensions complémentaires. Cassirer lui-même rappelle que « cette idée si courante que le xviiiesiècle est typiquement “anhistorique” est elle-même sans fondement historique : rien de plus qu'un mot d'ordre lancé par le romantisme contre la philosophie des Lumières »2. Il convenait donc de ne pas commencer par leurs positions politiques, parfois jugées « déconcertante »3par Éric Gojosso ou Paul Mellis, mais par leur méthode. Sans ce préalable, leurs positions républicaines apparaissent incohérentes, notamment face à la rigidité constitutionnelle du « despotisme légal » des physiocrates. La force idéologique (ou faiblesse philosophique) des Économistes tient à leur théologie matérialiste, fondée sur l’évidence du droit de propriété et formulée en langage arithmétique. La faiblesse idéologique (ou force philosophique) des républicains, au contraire, repose sur l’absence d’orthodoxie : le bien commun reste ouvert au doute et à la délibération. C’est ce refus de la certitude dogmatique que redoutent les physiocrates, hostiles à toute forme républicaine. À l’opposé du « despotisme légal », la « démocratie tempérée » de Condillac et Mably ne propose pas un modèle rigide, mais un idéal régulateur, adaptable aux circonstances. Tantôt favorable à la démocratie, tantôt à une monarchie modérée, leur pensée vise toujours un équilibre entre liberté et ordre, en fonction des mœurs concrètes. Ce pragmatisme explique les malentendus historiographiques qu’ils suscitent. Leur approche psychologique de la république éclaire enfin leur théorie de la souveraineté, de la séparation des pouvoirs et du régime mixte adapté au monde moderne.
Il convenait d’explorer l’hypothèse d’un Condillac mablien, perceptible dans l’historiographie du Cours d’étude, en grande partie rédigé à partir des Observations sur l’histoire de France de son frère. Cette filiation renvoie symétriquement à la figure d’un Mably condillacien, témoin unique au XVIIIe siècle d’une remise en question de sa propre pensée. D’abord absolutiste en 1740, en raison d’une conception scientifique du droit, Mably adopte ensuite la théorie du régime mixte sous l’effet de l’empirisme condillacien. Nombre d’auteurs ont négligé cette évolution. Giuliano Procacci, par exemple, en fait un théoricien conservateur, marqué par la scolastique et étranger aux Lumières. De même, Thomas Schleich voit en lui un penseur façonné par la noblesse de robe, mais néglige son basculement républicain sous l’influence de la méthode analytique de Condillac. À l’inverse, Aldo Maffey présente Mably comme un modéré inspiré par l’empirisme politique, suggérant une lecture condillacienne, mais sans prendre en compte sa visée égalitaire. Giovanni Stiffoni, quant à lui, met en avant son utopisme, au prix d’un oubli de l’influence de Condillac, qu’il transforme en proto-communiste. Les approches de Keith Baker et Kent Wright sont plus convaincantes : le premier souligne le rôle structurant de l’Antiquité, le second montre que son « républicanisme classique » se modernise grâce à l’empirisme de Condillac. Il manquait cependant une étude approfondie du dialogue fraternel, seule à même de remettre en cause l’idée qu’il n’existerait pas « d'unité fondamentale »4. Or cette cohérence se forge à travers les polémiques historiographiques de leur temps. Il fallait donc interroger ces débats pour mieux cerner l’unité de leur doctrine et révéler la ligne de fracture qui traverse la seconde moitié du XVIIIe siècle. Partant de l’idée que toute société débute naturellement par une « démocratie tempérée », ils s’efforcent de raviver, dans le débat public, une conception républicaine du régime mixte, apte à justifier la nécessité d’une « révolution » des états généraux. Mais ils se heurtent à la doctrine parlementaire, notamment celle de Le Paige, que Mably combat, après la critique par Condillac de la « prémotion physique » du janséniste Boursier. Leurs adversaires postulent une continuité monarchique fondée sur la conservation des lois, opposée à la souveraineté du peuple. Ces adversaires du régime mixte identifient le parlement, dépositaire immémorial des lois, à la véritable représentation nationale, bien qu’il ne remplisse pas les fonctions d’un contre-pouvoir. Le parlement, consubstantiel à la monarchie, disqualifie les états généraux, pourtant porteurs de la culture délibérative du régime mixte. Ce combat s’intensifie dans la polémique des deux frères contre les physiocrates, qui, à la doctrine du « dépôt des lois », ajoutent la croyance en une légalité pré-instituée, d’origine divine, que l’Économiste découvrirait dans l’ordre naturel. Le despotisme évince alors la démocratie, et la légalité se substitue à la tempérance.
Pourtant, certains ont parfois confondu Condillac avec les physiocrates, en raison de son apologie ambiguë des réformes de Turgot dans Du commerce et du gouvernement, ou de sa défense apparente de la « monarchie éclairée » (G. Paganini) dans certains passages du Cours d’étude. Cet oubli du dialogue fraternel tient en partie au cantonnement de Condillac à la philosophie de la connaissance, au détriment de son rôle d’historien du droit et de théoricien du régime mixte. Alors que le Mably des Observations est abondamment mobilisé sous la Révolution, la pensée juridique de Condillac sombre dans l’oubli après l’échec de l’instruction du prince de Parme. Les Idéologues mentionnent parfois le Cours d’étude, mais perdent de vue l’influence de Mably sur son frère, qu’ils présentent avant tout comme le père de l’Idéologie. Notre thèse invite à reconsidérer cet héritage. L’étude de la polémique entre les deux frères et les physiocrates révèle une autre tradition libérale, qui remet en question à la fois l’image d’un Condillac père du libéralisme et celle d’un Mably « pré-communiste ». Les Idéologues semblent d’ailleurs plus proches du « sensualisme normatif » (P. Steiner) de Quesnay que de la pensée mablienne de Condillac, qu’ils transforment en « philosophie scolaire » : une philosophie « enveloppée […] dans les ténèbres d’un discours dont le lexique et les tours de syntaxe sont hérissés de barbelés cruels »5. La figure du Condillac mablien permet ainsi de dépasser le terme calomnieux de « sensualisme » accolé à l’auteur, qui caractérise bien mieux les physiocrates et, à leur suite, les Idéologues. « À travers la normalisation des règles de la Raison, écrit Jean-Louis Chappey, il s’agit de légitimer et de justifier de nouvelles formes de domination sociale et politique fondées sur une “propriété” » qui contribue à « la dépolitisation du peuple »6. La critique mablienne et condillacienne vise précisément à empêcher cette confiscation de la souveraineté populaire au nom de la raison économique. Il s’agissait alors de mieux saisir l’idéal libéral de Condillac et Mably à la lumière de leur républicanisme, afin de relire avec un regard neuf leur désaccord sur le commerce des grains en 1775-1776. Il apparaît alors que le Condillac mablien et le Mably condillacien échappent à la catégorisation de l’école de Cambridge (Pocock, Skinner, Pettit), selon laquelle la philosophie du droit naturel serait essentiellement libérale, et donc étrangère à la pensée républicaine. Leur pensée conjugue droit naturel et souveraineté populaire, hors des dualismes imposés par l’historiographie dominante. Leur œuvre s’inscrit plutôt dans le sillage du « républicanisme des droits » (Hamel) des républicains anglais, et des « libéraux égalitaires » (Meyssonnier), héritiers du cercle de Gournay, qui réconcilient les deux traditions. La fracture entre « démocratie tempérée » et « despotisme légal » illustre deux conceptions opposées de la liberté. Comme l’écrit Montesquieu, « la liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux négociants de faire ce qu’ils veulent ; ce serait bien plutôt sa servitude »7. La liberté condillacienne ne se comprend que dans un cadre républicain d’une « vie simple » et égalitaire, qui rejoint l’idéal de la « médiocrité » propre à la « démocratie tempérée » défendu par Mably. Si Condillac et Mably divergent lors de la guerre des farines (1775-1776), c’est qu’ils formulent deux réponses distinctes pour restaurer un même idéal d’économie égalitaire, en lien étroit avec leur conception du régime mixte.
Cette relecture des Lumières éclaire aussi des problématiques très actuelles. Alors que l’Union européenne affirme aujourd’hui son autorité par une rationalité économiciste du droit8 (héritée directement de l’idéologie physiocratique), il devient évident que nos sociétés se sont considérablement éloignées de l’idéal de la « démocratie tempérée ». Cette dérive implique la confiscation progressive du pouvoir citoyen au profit d’une gestion technocratique coupée du réel, accompagnant l’effondrement de la pensée et des mœurs. C’est précisément contre cette tendance que s’inscrit la pensée politique de Condillac et Mably. Ils offrent une alternative lucide à la dépolitisation contemporaine, en rappelant que la souveraineté ne se délègue pas intégralement sans danger. En penseurs pragmatiques, ils cherchent à restaurer non une perfection chimérique, mais une démocratie historique, ancrée dans les institutions du passé national. Car l’utopie, en se détachant du réel, finit souvent par nourrir la résignation à l’ordre établi. Au contraire, ils pensent concrètement les réformes possibles de la monarchie, afin de tendre, pas à pas, vers une république fondée sur la participation populaire, et rendue possible par une révolution des États généraux. Pour eux, il faut redémocratiser nos sociétés en replaçant la délibération collective au cœur des décisions politiques, opposant délibérément le doute démocratique à l’évidence autoritaire des modèles économiques impératifs. C’est là une manière essentielle de contrer le despotisme légal triomphant qui réduit la politique à une pure gestion comptable. Cependant, la démocratie seule n'est pas un gage de bonheur collectif si elle n'est pas tempérée, c'est-à-dire si elle ne repose pas sur la vertu et un usage commun de la raison et du bon sens. La démocratie exige donc de cultiver chez chaque citoyen une capacité critique, une vigilance morale, et un attachement sincère au bien commun sans sacrifier pour autant les intérêts particuliers. Or réfléchir au bien commun, non en théorie mais parce qu’on y participe, suppose d’articuler son intérêt privé à l’intérêt collectif, de sortir hors de soi-même pour penser la politique. Ceci ne se décrète pas, mais suppose de rétablir concrètement chez tous la faculté de juger des affaires publiques, sans quoi la pensée politique se perd dans des abstractions déconnectées du réel, favorisant les délires philosophiques caractéristiques de notre époque. Sans l’expérience directe du jugement pratique et de la décision politiques, les citoyens perdent prise sur la réalité concrète et laissent ainsi prospérer les illusions idéologiques.
1Cassirer, Essai sur l'homme, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 242.
2Cassirer,La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, chap. V, p. 207.
3É. Gojosso, Le concept de république en France (XVIe-XVIIIe siècle), Aix-en-Provence, Puam, p. 258.
4Bödeker, Friedemann, Gabriel Bonnot de Mably. Textes politiques (1751-1783), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 22.
5J.-P. Faye, Le siècle des idéologies, Paris, Armand Collin, 1996, p. 10.
6J.-.L Chappey, « De la science de l'homme aux sciences humaines : enjeux politiques d'une configuration de savoir (1770-1808), Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2006/2, n° 15, p. 54.
7Montesquieu, L'esprit des lois, Genève, Chez Barillot & Fils, 1748, t. II, liv. XX, chap. XI, p. 12.
8 E. de Barros, « La doctrine du constitutionnalisme économique », in C. Giannopoulos et L.-A. Sicilianos (dir.), Le patrimoine constitutionnel européen : entre progression et régression, Paris, Pedone, oct. 2024, p. 77-100.