La Révolution française au cinéma : l'étrange malédiction
Texte de Gérard Mordillat, publié dans Le Monde Diplomatique en janvier 2019.
Le 25 décembre 2024 sort "Le Déluge", un film de Gianluca Jodice dont la bande-annonce laisse effectivement entrevoir un déluge de clichés. Nous republions pour l'occasion ce texte de Gérard Mordillat.
Une étrange malédiction semble frapper ceux qui se risquent à réaliser un film sur la Révolution française, comme en témoigne le dernier en date, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller (1). Au nom d'une illusion : l'objectivité historique voire de la neutralité scientifique, cette malédiction se manifeste par une absence de parti pris. Les cinéastes se veulent au dessus de la bataille « il est doux, quand la mer est haute et que les vents soulèvent les vagues, de contempler du rivage le danger et les efforts d’autrui : non pas qu’on prenne un plaisir si grand à voir souffrir le prochain, mais parce qu’il y a une douceur à voir des maux que soi-même on n’éprouve pas ", écrivait Lucrèce (2). Filmant la Révolution, les cinéastes s'interdisent de défendre l'une ou l'autre cause ou soutiennent à minima la cause du peuple sans que ce choix s'affirme autrement que dans les intentions. Au bout du compte (malédiction !), cela n'aboutit qu'à des films décevants. Les films produits sur la Révolution française sont tous des films décevants ; pas des mauvais films mais des films décevants. Quatre exemples bâtis sur le même modèle: Un peuple et son roi, La Révolution française de Robert Enrico (Les Années lumières) et de Richard T. Heffron (Les Années terribles) ou La Marseillaise de Jean Renoir (3). Tous montrent d'un côté le peuple insurgé à Paris (plus rarement en province), de l'autre le roi, la reine et leur cour à Versailles ou aux Tuileries. Les deux parties sont renvoyées dos à dos, comme s'il existait une égalité entre eux. Mais comment comparer les ors et les soieries des souverains régnants à l'infinie misère du peuple. Exception de taille : 1789 d'Ariane Mnouchkine (4) où balayant d'emblée cette fausse équivalence, la réalisatrice se débarrasse rapidement du roi (un pantin) pour raconter l'histoire du point de vue de Marie " une misérable " et instruire par l'image le procès de la monarchie. Choix très courageux car il est évident qu'il est plus flatteur de montrer le roi, sa femme, leur luxe, leurs costumes, leurs perruques, leurs banquets, leurs amours que de s'intéresser à la population parisienne en haillons, crevant de faim ou aux paysans les pieds dans la boue. La monarchie fait rêver le spectateur, le peuple lui fait se pincer le nez.
Cette neutralité de façade – les deux camps sont représentés à l'écran – est un leurre pseudo-démocratique. Son résultat est pour le moins paradoxal. Le roi, la reine, sa famille, les nobles qui les entourent finissent par apparaître comme des victimes d'un peuple sanguinaire, sans cœur et sans âme. La fin étant connue (la guillotine pour le roi et la reine) il se crée une empathie naturelle envers les condamnés et le public est implicitement convié à compatir au sort des malheureux Capet. Quelque soit son crime, nul ne saurait être indifférent à la mort d'un homme ou d'une femme, surtout si son exécution est donnée en spectacle. Aussi, dès l'instant où le roi apparaît à l'écran – sa mort étant certaine – inconsciemment le spectateur se met de son côté, voire se met à sa place, espérant que l'implacable scénario historique déraillera vers le happy end auquel il aspire. Mettant en scène le procès de Marie-Antoinette au théâtre (5) Robert Hossein répondra à ses vœux. Chaque soir il fera voter le public et chaque soir, sans coup férir, la reine sera acquittée sous les applaudissements. Consciemment le théâtre trahit la Révolution comme le fait inconsciemment le cinéma, montrant Louis XVI allant au martyre et un peuple aux mains tachées de sang.
Le roi et les siens bénéficient donc à l'image du privilège de l'émotion. Un très grand avantage. Mais ce n'est pas tout. À l'écran, la parole est au roi, à la reine, aux ministres, aux courtisans ; au peuple les cris, les mots d'ordre, les vociférations, les chants de victoire. On crie beaucoup dans les films sur la Révolution on chante la Marseillaise, on danse mais les cinéastes semblent n'avoir qu'une idée très vague de comment les femmes et les hommes du peuple se parlent, ce qu'ils se disent, ce qu'ils pensent sinon dans sur un mode déclamatoire pour réclamer la liberté, l'égalité, la fraternité. Le peuple demeure sans identité. Par ailleurs, les dialogues n'évitent pas deux écueils : le dialogue informatif où, pour être sûr qu'ils soient reconnus, on nomme les personnages chaque fois qu'ils apparaissent : " Ah Robespierre ! ", " Dites-moi monsieur Danton " etc. ; le dialogue - conçu comme un collier de perles - où l'on enfile toutes les citations plus ou moins historiques connues du public : " non sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution " , " nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes" etc. Écueils qui, additionnés l'un à l'autre, contribuent à déréaliser l'histoire. Personne – ni en 1789 ni de nos jours – ne parle comme parlent les acteurs dans les films sur la Révolution. C'est un spectacle de marionnettes qui nous est montré (Ariane Mnouchkine s'en moquera en filmant ouvertement une guignolade !). Les personnages ne sont plus des hommes ou des femmes de chair et d'os mais des porte-paroles, des images sonores animées d'une séance de lanterne magique. Au-delà de ces deux écueils facilement discernables, il en est un troisième autre tout aussi important : l'effacement de la parole du peuple qui, selon les films, oscille entre la proclamation enthousiaste, le slogan et l'expression d'un bon sens basique, parisien ou rural. Le film de Renoir (pourtant produit par la CGT !) n'évite aucun de ces trois écueils même si, grâce aux acteurs – et Carette en particulier – on entend parfois une parole qui ne soit ni guindée dans la citation ni artificiellement populaire.
Les cinéastes à la poursuite de la Révolution s'emploient à distribuer les rôles dans leurs films en fonction de la ressemblance supposée avec leurs modèles : Louis XVI, Marie-Antoinette, Robespierre, Danton, Marat et les autres… Les personnages deviennent des archétypes : Louis XVI un brave type finalement dépassé par les événements, Marie-Antoinette une fofolle victime de sa jeunesse insouciante, Danton un bon vivant, sanguin, emporté par ses passions, Robespierre un monstre froid gouverné par la seule raison, Marat un enragé, délirant exactement (de ce point de vue, Antonin Artaud jouant le rôle dans le Bonaparte d'Abel Gance, atteint un sommet)… (6)
Jean Renoir, Robert Enrico, Richard T. Heffron, Pierre Schoeller ne résistent pas à l'irrésistible tentation chronologique. Ils gravissent l'histoire de la Révolution date après date, événement par événement : la prise de la Bastille, les États généraux, les femmes ramenant le roi à Paris, le massacre du champ de Mars, la Constituante etc. et leurs films basculent dans la chronique quand seule une action dramatique devrait conduire le récit. Le résultat est la production d'un livre d'images ou d'une pantomime sur fond de toiles peintes, hésitant entre " les belles histoires de l'Oncle Paul " du magazine Spirou ou " La Passion à Ménilmontant " qui se donnait tous les ans dans le XXe arrondissement. Le choix de la chronique, la construction de personnages archétypaux, le dialogue réduit aux citations (ou aux mots d'auteur " je ne veux pas perdre ma vie à la gagner "), l'absence de la parole populaire, l'illustration tenant lieu d'incarnation conduit inexorablement à la réalisation de films d'une facture classique, voire académique. Le hiatus est flagrant : peut-on académiquement tourner un film sur la Révolution ? Suffit-il de s'interroger cinématographiquement sur la Révolution pour répondre : ça ira, en se dispensant de se poser la question de la forme ? Or - justement – c'est là que ça ne va pas. Eisenstein, Vertov, Poudovkine, Kozintsev,(7) savaient que la forme n'était pas indifférente à qui veut exprimer l'esprit d'une révolution, que ce soit celle d'Octobre 17 ou de 89. L'approcher de façon classique ou académique, c'est démentir de fait toute perspective révolutionnaire. Paraphrasant Robespierre on pourrait dire : " Cinéastes, vous voulez une révolution sans révolution ? " Ken Loach, réalisant Le Vent se lève (8) s'échoua sur la même insurpassable contradiction. À l'inverse, Peter Watkins tournant La Commune (9) dans un hangar à Bagnolet, ne se souciant pas de ressemblance, réfutant le chic bourgeois du mimétisme historique, organisant le chaos toucha quelque chose de très vrai et de très profond sur les révoltés de 1871… La forme même de son film disait la Commune, son esprit, sa force, son incroyable inventivité comme Ariane Mnouchkine parvenait à le faire par la voie théâtrale pour 1789.
Les rares films sur la Révolution française sont décevants. D'autant plus décevants que consciemment ou inconsciemment ils participent à l'offensive de disqualification de la Révolution menée avec une grande énergie par François Furet et consort dans les années 80. Pour ces contre-révolutionnaires, comme dans " Le livre noir " d'Anthony Mann (1949), la Terreur serait l'œuvre de Robespierre et de Saint Just d'où l'équation désormais popularisée dans les medias : Robespierre = Lénine = Staline = Hitler = Daech… Un portrait de Robespierre en tyran, promu dès son assassinat par les Thermidoriens pour se disculper de ce crime et prendre le pouvoir avant de conduire la France à l'Empire. Un mythe qui a la peau dure d'autant plus dure qu'il satisfait intellectuellement et politiquement la bourgeoisie réactionnaire qui n'a jamais accepté les immenses avancées de la Révolution ni l'abolition de ses privilèges. Il ne faut pourtant pas désespérer du cinéma. Le combat continue aujourd'hui et beaucoup de films restent à faire sur les années révolutionnaires. Comme le disait Saint Just : " La Révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur ", le cinéma aussi.
(1) Sorti en 2018
(2) Lucrèce De la nature des choses.
(3) La Révolution française de Robert Enrico et Richard T.Heffron (1989) La Marseillaise de Jean Renoir (1938).
(4) 1789 d'Ariane Mnouchkine (1974)
(5) Je m'appelais Marie-Antoinette - mise ne scène Robert Hossein 1993
(6) Bonaparte d'Abel Gance (1927)