L’économie politique populaire de Robespierre

Par Yannick Bosc, Université de Rouen Normandie, GRHis.

L’économie politique populaire de Robespierre

Texte publié dans Michel Bellet et Philippe Solal (dir.), Économie, républicanisme et république, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 137-158.

La Révolution française occupe une faible place dans les travaux sur l ‘économie politique républicaine tels qu’ils ont été menés en histoire des idées économiques, en philosophie politique ou en sciences politiques au cours des dernières années. Quant aux Montagnards, ils sont systématiquement ignorés. Cette absence ne concerne pas seulement l’économie politique républicaine mais plus largement les problématiques du républicanisme1.

Les études sur l’économie politique républicaine qui prennent en compte la Révolution française puisent principalement dans le groupe des Girondins qui sont réputés avoir une véritable pensée économique, contrairement aux Montagnards et en particulier à Robespierre, des Girondins qui en cela seraient des « républicains modernes » – la « modernité » étant teintée d’économisme – , au sens de Constant et de Staël 2. Dans le même groupe sont classés les physiocrates et leurs émules 3, qui sont aux sources de la pensée girondine, et en aval, Jean-Baptiste Say qui en est l’héritier et serait l’expression aboutie de cette économie politique républicaine4. Ce paradigme de la modernité républicaine sur lequel a été décliné celui d’économie politique républicaine, est associé à la liberté économique, aux droits individuels et en particulier à la liberté illimitée du propriétaire qui est généralement confondue avec les droits de l’homme et du citoyen – les principes du droit naturel – tels qu’ils ont été déclarés en 1789.

Selon le schéma tiré de Pocock5, ce républicanisme des droits porté par les « modernes » s’opposerait à un républicanisme de la vertu politique, celui des « anciens » qui mettrait en avant le citoyen et non plus l’homme. Jugé archaïque au regard du développement du capitalisme, il est exclu de la modernité et serait potentiellement totalitaire car aliénant les droits de l’homme au nom des devoirs du citoyen. Ce républicanisme essentiellement politique serait ignorant de l’économie telle que les gagnants – « les modernes » – nous ont appris à la caractériser, c’est-à-dire devenant économie, et donc science, lorsqu’elle n’est plus soumise au politique. Robespierre serait emblématique de ce républicanisme.

Ces représentations sur lesquelles se fonde l’interprétation dite « libérale »recoupent celles de l’interprétation dite « marxiste » qui elle aussi dissocie le politique et l’économique. C’est ainsi qu’Albert Soboul, dans son célèbre Précis d'histoire de la Révolution française considère que Robespierre, « de culture scientifique et économique quasi nulle » était « incapable d'une analyse précise des réalités économiques et sociales de son temps »6. Ilne voit chez Robespierre que des discours politiques et donc pas d’économie. Soboul qui, significativement, associe science et économie – ce qui est symptomatique du scientisme de sa génération –ne retrouve pas chez Robespierre sa représentation de l’économie d’homme du XXe siècle. Notons que Robespierre possédait des livres d’arithmétique et de géométrie dont les éléments d’Euclide, ce qu’ignorait visiblement Soboul. Ce jugement sur la faible pensée économique de Robespierre, s’inscrit dans le cadre interprétatif fixé par Jaurès, dont l’influence a été considérable sur l’historiographie de la révolution française. Selon Jaurès, Robespierre serait prisonnier d'une « singulière conception, à la fois démocratique et rétrograde ». Il a, résume Jaurès, « une pauvre pensée », limitée à « une démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane »7. Si Jaurès considère que Robespierre est l'homme clé de la Révolution française –auprès duquel il choisirait de s’asseoir aux Jacobins8 sa sympathie va à Condorcet, le scientifique qui porte une théorie économique libérale et incarne le progrès à venir que Jaurès, à l’image des hommes de son temps, mesure à l’aune du productivisme. Robespierre serait le plus clairvoyant sur le plan politique mais finalement impuissant. Sans pensée économique, enfermé dans un idéal passéiste de frugalité, il n’aurait pas mesuré la nécessité de développer les forces productives à partir desquelles le socialisme pourra se constituer.

Depuis plus de 30 ans ses deux faces de la même approche standard, fondée sur une représentation de l’économie coupée du politique, a largement été remise en cause. Des recherches menées par plusieurs générations d’historiens ont mis en lumière les caractéristiques du républicanisme porté par la montagne, et en particulier par les robespierristes9. Le fait de réintroduire la république – un concept éminemment politique – dans l’économie politique, le fait d’expliciter cette dimension républicaine et de l’interroger, modifie la perspective et donne de la visibilité à l’économie politique populaire portée par les robespierristes qui n’est dès lors plus condamnée à l’inexistence économique pour être politique.

Il s’agira donc moins de se demander  « quelle est la pensée économique de Robespierre ? » que de comprendre en quoi consiste un économie politique républicaine si on entend par république un bien commun (une res publica) qui réside à la fois dans une société d’êtres humains libres et égaux en droits et dans un mode de gouvernement de cette société d’êtres humains libres et égaux. De manière symétrique cela interroge la nature républicaine (politique) de l’économie politique républicaine que l’on désigne généralement comme telle, celle des physiocrates, des Girondins ou de Jean-Baptiste Say, une économie politique qui tire davantage vers l ‘économie et que combat Robespierre et le mouvement populaire pendant la Révolution française parce qu’ils la jugent anti-républicaine.

La notion d’ « économie politique populaire » 

C’est Florence Gauthier qui a mis en avant la notion d’économie politique populaire qu’emploie Robespierre10 , et ce après l’avoir en grande partie redécouverte puisqu’elle ne figure pas dans les Œuvres de Maximilien Robespierre, où elle est tronquée : la politique a disparu, l’économie politique populaire étant réduite à l’ « économie populaire »11. Robespierre n’utilise cette expression qu’une seule fois. Florence Gauthier la mobilise pour la première fois dans un texte où elle montre la continuité qui existe entre la critique que fait Mably de la politique économique libérale de Turgot en 1775 et celle que mène Robespierre contre les émules de Turgot pendant la Révolution française, principalement les Girondins. Elle indique que cette critique rejoint celle du mouvement populaire qui oppose ce que E.P. Thompson a nommé une « économie moralede la foule »12 aux politiques de libre circulation et de liberté des prix. Cette économie morale se manifeste en particulier lors des troubles de subsistance pendant la Guerre des farines (1775) et lors des multiples mobilisations contre la vie chère pendant la Révolution. Elle consiste en des normes traditionnelles de sens commun selon lesquelles le droit à l'existence est une limite à l'accumulation, la communauté étant garante du respect de ces normes. En d’autres termes, on ne peut pas s’enrichir au détriment de la vie de ses semblables.

Selon Florence Gauthier, l’économie politique populaire désigne «un projet de société libérale non-économiste »13 qui est « le fruit de la rencontre des pratiques populaires de régulation des prix des denrées vitales et de la théorisation de ces pratiques »,dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, donc avant et pendant la Révolution française. Ce projet devient « le programme du maximum dans la France révolutionnaire à l’été 1793 et au début de l’an II »,au cours de ce que l’historiographie nomme « la Convention montagnarde ». Loin d’être une manière opportuniste de rallier le peuple comme on l’affirme classiquement, la politique économique de la Montagne, et en particulier celle des robespierristes, s’inscrit donc dans un projet de société cohérent qui porte les revendications des classes populaires , notamment celles de la petite paysannerie14.Ainsi, résume Florence Gauthier, « la période révolutionnaire vit s’affronter deux systèmes : « l’économie politique » et« l’économie politique populaire », et permit à l’économie morale de prendre la consistance d’un projet de société se présentant comme ayant la volonté de réaliser les aspirations de la nombreuse classe des travailleurs »15

Cette étude, et au-delà l’ensemble de l’ouvrage dans lequel elle s’insère, souligne à de très nombreuses reprises que ce projet qui prend le nom d’ économie politique populaire, –ou celui d’ « économie sociale » chez Coupé de l’Oise16 –subordonne l’économique au politique et refuse« l’autonomie de l’économique ». Celle-ci est en revanche mise en avant par les physiocrates, puis la Gironde pendant la Révolution française, et singulièrement par Condorcet, élève des physiocrates et de Turgot, qui ouvre la voie à Jean-BaptisteSay17. Ici le politique est subordonné à l’économique. Les physiocrates inventent la « science » économique18conçue comme une science totale de l'homme qui permettrait de déterminer la meilleure Constitution politique et de moraliser les hommes. En 1799, dans Olbie Jean-Baptiste Say répond à un concours lancé par l'Institut national des sciences et arts dont la question était :« quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ? ».A travers la fiction d’Olbie, la réponse de Say consiste à montrer qu’un bon traité d'économie politique doit être pour un peuple le premier livre de morale. L’économique génère le politique et l’intérêt régule les relations entre les individus.

L’usage de la notion d’économie politique populaire, telle que la mobilise Florence Gauthier a trouvé de nombreux échos19, mais ne fait pas l’unanimité. Il est contesté par des historiens de l’économie20, à partir d’une argumentation qui est emblématique des représentations dominantes dont nous avons hérité de l’économique et du politique et qui constituent selon moi un obstacle à notre compréhension des différentes conceptions de la république qui s’affrontent pendant la Révolution française. Selon ces auteurs, « les mesures de lutte contre l’accaparement soutenues par Robespierre n’ont rien à voir avec une supposée" économie politique populaire" » . Ils mettent en avant deux raisons. D’une part, ils estiment qu’il s’agit d’un «  contresens manifeste : l’unique occurrence de cette expression se trouve dans le discours prononcé le 10 mai 1793, sur l’organisation des institutions, et renvoie aux conditions de la participation du peuple aux assemblées primaires [...] On a beau chercher, on voit mal comment le mot "économie" ici pourrait désigner autre chose que l’organisation, le principe d’organisation du pouvoir politique ». D’autre part, se référant au discours de Robespierre du 2 décembre1792 – une critique de la liberté du commerce des subsistances, sur laquelle je reviendrai – ils considèrent que son propos « relève en fait d’un argumentaire moral et d’une prise de position politique, bien plus que de la sphère de l’économie politique» et « ne déplace en rien les postulats selon lesquels l’intérêt privé commande la dynamique économique, sur lesquels s’est construite l’économie politique des Lumières ». Ils en concluent que « la démonstration n’a pas été faite que l’invocation du "droit à l’existence" suffise à fonder une économie politique alternative, même affublée des oripeaux du "droit naturel". L’"économie politique populaire" prêtée à Robespierre par Florence Gauthier est donc une chimère, fondée sur une expression sortie de son contexte : si nous insistons sur ce point, c’est précisément parce que toute notre démarche consiste à plaider pour la restitution des contextes d’énonciation des argumentaires et de l’outillage mental des acteurs. »

Nous retrouvons la séparation du politique et de l’économique et derrière elle l’incompréhension de la dimension économique du discours politique de Robespierre. Au delà d’un usage jugé inapproprié d’une notion politique pour traiter de l’économie, cette critique joue une partition classique, celle qui par exemple a fabriqué un Adam Smith schizophrène en opposant ou dissociant la Théorie des sentiment moraux et La Richesse des Nations. Paradoxalement, cette critique met en avant « l’outillage mental des acteurs » alors qu’elle repose sur des représentations du politique et de l’économique qui ignorent « l’outillage mental » – « les oripeaux du « droit naturel » » – de Robespierre. Un retour au texte permettra de replacer l’expression économie politique populaire dans son « contexte d’énonciation » et montrera la nature des arguments et de « l’outillage mental » mobilisés par Robespierre. La « chimère » y trouvera une consistance.

Robespierre emploie l’expression  économie politique populaire  dans son discours  Sur la Constitution  prononcé devant la Convention le 10 mai 1793, dans lequel il expose, contre le projet girondin, les principes qui selon lui permettent de constituer une république. Dans ce texte qui synthétise sa pensée politique, Robespierre constate que depuis le début de la Révolution, les différentes assemblées se sont principalement occupées de la puissance du gouvernement. Les législateurs ont pris des « précautions infinies contre l’insurrection du peuple  et ils ont encouragé de tout leur pouvoir la révolte de ses délégués ». Puisque, souligne Robespierre en rappelant la Déclaration des droits, «  le premier objet de toute constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même »21, cela implique un contrôle strict de ses mandataires par le peuple souverain et la révocabilité de ses élus « sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui appartient de révoquer ses mandataires »22. Le peuple souverain participe du pouvoir législatif et n’en est pas dessaisi par l’élection. Par ailleurs il ne faut pas renforcer le pouvoir exécutif comme le proposent Condorcet et avec lui la Gironde, mais en réduire la puissance en le décentralisant : « Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient pas essentiellement à l'administration générale de la République ; en un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire. » Puisqu’on ne peut pas empêcher « que les dépositaires du pouvoir exécutif ne soient des magistrats très puissants ôtez leur donc, précise Robespierre, toute autorité et toute influence étrangères à leurs fonctions ». Ils ne doivent pas, ainsi que tous les « fonctionnaires publics en général », pouvoir assister ou voter dans les assemblées du peuple « pendant la durée de leur agence ». Afin qu’ils ne puissent corrompre l’opinion, il convient en particulier d’« éloigner de leurs mains le trésor public ; confiez-le à des dépositaires et à des surveillants qui ne puissent participer eux-mêmes à aucune autre espèce d’autorité. Laissez dans les départements, et sous la main du peuple, la portion des tributs publics, qu’il ne sera pas nécessaire de verser dans la caisse générale ; et que les dépenses soient acquittées sur les lieux autant qu’il sera possible »23. En soulignant l’importance que revêtent ces principes pour la tenue des assemblées électorales, Robespierre conclut – avant d’énumérer les vingt articles de son projet de Constitution – en mobilisant la notion d’ économie politique populaire :

« Qu’aucune autorité constituée surtout ne se mêle jamais ni de sa police , ni de ses délibérations [des assemblées électorales]. Par là, vous aurez résolu le problème, encore indécis de l’économie politique populaire, de placer dans la vertu du peuple et dans l’autorité du souverain le contre-poids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie. Au reste, n’oubliez pas que la solidité de la constitution elle-même s’appuie sur toutes les institutions, sur toutes les lois particulières d’un peuple : quelque nom qu’on leur donne, elles doivent toutes concourir avec elle au même but ; elle s’appuie sur la bonté des mœurs, sur la connaissance et sur le sentiment des droits sacrés de l’homme. La déclaration des Droits est la constitution de tous les peuples : les autres lois sont muables par leur nature, et subordonnées à celle-là »24.

L’économie politique populaire consiste donc à « placer dans la vertu du peuple et dans l’autorité du souverain le contre-poids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie ». Elle renvoie à la Déclaration des droits qui est « la constitution de tous les peuples » et qui en cela, définit la norme du bon gouvernement, en d’autres termes de la république telle que Robespierre la conçoit. Nous verrons que « le sentiment sacré des droits de l’homme » – qui renvoie au droit naturel – concerne en premier lieu le droit à l’existence. L’économie politique populaire implique un contrôle politique du peuple souverain sur ses magistrats, ce qui passe en particulier par une décentralisation du pouvoir exécutif et des finances publiques grâce auxquelles il pourrait asseoir sa domination. L’expression ne concerne pas seulement les assemblées électorales, elle résume un principe général qui s’applique en particulier aux assemblées électorales.

Un an plus tôt25, Robespierre a utilisé l’expression « économie politique » dans un sens qui renvoyait également au champ du politique :

« Si les bonnes lois ont, seules, droit à cette sorte de respect, elles sont sûres aussi de l'obtenir. La sagesse a sur les hommes un empire naturel ; et tous obéissent avec joie, quand c'est l'intérêt général qui commande. Les bonnes lois amènent les bonnes mœurs qui, à leur tour, cimentent leur puissance. Est-il quelques individus pervers ou égarés par l'intérêt personnel ? La volonté générale les contient, et la force publique les subjugue facilement. Tels sont les éléments simples de l'ordre social et de l'économie politique. Ils sont établis pour des hommes, ils doivent être fondés sur la morale et sur l'humanité. Si je vois le législateur suivre des principes opposés, je ne reconnais plus le législateur; je n'aperçois qu'un tyran »26.

Sous la plume de Robespierre, « économie politique populaire », « économie politique », tout comme « ordre social » dans cette dernière citation désignent la république par opposition à la tyrannie. On constate un même usage chez Rousseau qui dans son Discours sur l’économie politique (1755) distingue l’économie publique populaire (qui renvoie aux « droits de l’humanité ») et l’économie publique tyrannique :

« Il serait donc à propos de diviser encore l'économie publique en populaire et tyrannique. La première est celle de tout État, où règne entre le peuple et les chefs unité d'intérêt et de volonté; l'autre existera nécessairement partout où le gouvernement et le peuple auront des intérêts différents et par conséquent des volontés opposées. Les maximes de celle-ci sont inscrites au long dans les archives de l'histoire et dans les satires de Machiavel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui osent réclamer les droits de l'humanité »27.

Poursuivons, et demandons-nous en quoi consiste la république pour Robespierre et en quoi cette conception de la république a-t-elle à voir avec l’économie ?

La fonction de la république consiste à garantir le droit naturel à l’existence

Le discours du 10 mai 1793 dont Robespierre résume la teneur avec l’expression économie politique populaire , s’inscrit dans les luttes qui opposent les Girondins aux Montagnards et aux sections parisiennes – les assemblées électorales – quant à la conception de la république qu’il s’agit d’instituer. Dans ce bras de fer, les sections exercent un contrôle sur la représentation nationale et remettent en cause le pouvoir délégué des députés girondins parce que leur politique est jugée inconciliable avec la république, en particulier leur politique économique. Celle-ci se situe dans la continuité de la loi du 29 août 1789 qui a institué la liberté du commerce des grains, accompagnée depuis le 21 octobre 1789 par la loi martiale qui réprime les émeutes de subsistance. Si la révolution du 10 août 1792 a renversé la monarchie et la Constitution censitaire de 1791, on juge aussi, du côté du mouvement populaire, qu’elle a remis en cause cette politique économique qui suscite une réprobation massive. Son incompatibilité avec la république est soulignée par les députations qui se présentent à la barre de l’Assemblée, par exemple celle du corps électoral de Seine-et-Oise, le 19 novembre 1792, dont la pétition rédigée par Goujon (qui deviendra l’un des trois commissaires de la Commission des subsistances et approvisionnements sous la Convention dite montagnarde) débute en ces termes : «  Citoyens, le premier principe que nous devons vous exposer est celui-ci : La liberté du commerce des grains est incompatible avec l'existence de notre République... De.quoi est composée notre République ? D'un petit nombre de capitalistes et d'un grand nombre de pauvres... Qui fait le commerce des grains ? Ce petit nombre de capitalistes... Pourquoi fait-il le commerce ? Pour s'enrichir. Comment peut-il s'enrichir? Par la hausse du prix des grains, dans la revente qu'il en fait au consommateur.  »28 En réponse, Roland, ministre girondin de l’intérieur, réaffirme que « la seule chose peut-être que l'Assemblée puisse se permettre sur les subsistances, c'est de prononcer qu'elle ne doit rien faire, qu'elle supprime toute entrave, qu'elle déclare la liberté la plus entière, sur la circulation des denrées ; qu'elle ne détermine point d'action, mais qu'elle en déploie une grande contre quiconque attenterait à cette liberté »29. Quatre mois plus tard, le 12 février 1793, la pétition sur les subsistances présentée à la barre de l’Assemblée par la députation des représentants des 48 sections réunies de Paris , commence ainsi : « Citoyens législateurs, ce n'est pas assez d'avoir déclaré que nous sommes républicains français il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu'il y ait du pain : car où il n'y a pas de pain, il n'y a plus de loi, plus de liberté, plus de République »30. A la suite des journées des 31 mai-2 juin 1793, les girondins sont « rappelés », selon l’expression qui est alors utilisée, c’est-à-dire qu’on leur retire leur mandat de représentant du peuple. Ils sont arrêtés et assignés à domicile.

La question des subsistances, et derrière celle du droit à l’existence croise le débat constitutionnel. Au nom du comité de Constitution – la Convention est une assemblée constituante – Condorcet a présenté un projet les 15 et 16 février 1793. Ce projet de Constitution, dont la Déclaration des droits est arrêtée le 22 avril et décrétée le 29 mai 1793, est remis en cause par la révolution des 31 mai-2 juin. Elle sera remplacée par la Constitution dite montagnarde du 24 juin 1793.

Le 10 mai, Robespierre prononce, d’une part, un discours sur la Constitution républicaine, dont la clé de voûte réside, selon lui, dans le contrôle exercé par le peuple souverain sur ses mandataires, et d’autre part un discours qui, à l’aune de cette norme, stigmatise des députés girondins qui se rebellent contre le souverain, des députés contre lesquels une insurrection est dès lors légitime. Ce discours s’inscrit dans le prolongement du projet de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’il a présenté deux semaines plus tôt, le 24 avril et qu’il introduit par une critique de la liberté illimitée du propriétaire que le projet de Déclaration de Condorcet sanctuarise. Robespierre demande également que soit introduit dans la Déclaration des droits un article sur l’impôt progressif : « Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. »31 Dans cette introduction qui précède l’énoncé de sa Déclaration, il insiste enfin pour que soient rappelés « les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations et leurs droits à une mutuelle assistance »32.

La pensée républicaine de Robespierre, ce qu’il nomme une économie politique populaire le 10 mai 1793, repose sur une conception de la république dont la fonction est de garantir le droit naturel à l’existence et à la liberté (article 2 de son projet de Déclaration), ces deux droits étant intimement liés – il n’y a pas de liberté possible si le droit à l’existence de chacun n’est pas garanti – , et c’est au peuple souverain qu’est confié le soin de contrôler si cette garantie est effective, c’est-à-dire si ses mandataires font de « bonnes lois ». Dans son discours du 2 décembre 1792 sur les subsistances, au cours de l’un des débats sur la liberté du commerce de grains, Robespierre a déjà énoncé les grands principes qu’il reformule quelques mois plus tard dans sa Déclaration des droits et qui sont l’objet d’une politique républicaine : « Quel est le premier objet de la société ? c'est de maintenir les droits imprescriptibles de l'homme. Quel est le premier de ces droits ? celui d'exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n'a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c'est pour vivre d'abord que l’on a des propriétés. Il n'est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes33. »

Robespierre ne limite pas la notion de propriété aux biens matériels. Elle consiste dans ce qu’il nomme l'idée générale de propriété qui concerne aussi les droits attachés à la personne c’est-à-dire, écrit Robespierre, « ma liberté, ma vie, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l'oppression, celui d'exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon cœur »34. Dès le début de la Révolution, Robespierre mobilise cette idée générale de propriété avec le côté gauche contre la politique censitaire menée par l'Assemblée Constituante, une politique qui consiste à faire de la propriété matérielle une modalité de l'exercice des droits politiques. Au cours du débat du 22 octobre 1789 sur les conditions d'accès au vote et à l'éligibilité, Dupont de Nemours, physiocrate et député à la Constituante, le justifie en ces termes : « Pour être électeur, il faut avoir une propriété, il faut avoir un manoir. Les affaires d'administration concernent les propriétés, les secours dus aux pauvres etc. Nul n'y a plus intérêt que celui qui est propriétaire ; les propriétaires seuls peuvent être électeurs. Ceux qui n'ont pas encore de propriétés ne sont pas de la société, mais la société est à eux ». Robespierre répond à ces partisans d’un suffrage censitaire : « Par un étrange abus des mots, [les riches, les hommes puissants] ont restreint à certains objets l'idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls propriétaires ; ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyen ; ils ont nommé leur intérêt particulier l'intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. » Lorsque Robespierre évoque la propriété matérielle il met en avant les biens qui permettent de vivre c'est-à-dire « les grossiers habits qui me couvrent, l'humble réduit où j'achète le droit de me retirer et de vivre en paix, le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants, tout cela, je l'avoue, ne sont point des terres, des châteaux, des équipages, tout cela s'appelle rien peut-être, pour le luxe et pour l'opulence ; mais c'est quelque chose pour l'humanité ; c'est une propriété sacrée aussi sacrée, sans doute, que les brillants domaines de la richesse »35.

Contrairement aux physiocrates, la propriété des biens matériels n'est pas pour Robespierre un droit naturel inaliénable, attaché à la personne, mais un droit attribué par les sociétés et qui doit donc être régulé par les sociétés. Cette régulation se fait en fonction du principe qui fonde la république :  le respect du droit naturel à l’existence qui est droit naturel inaliénable, contrairement à la propriété des biens matériels qui est une convention sociale.

La liberté du propriétaire est ainsi limitée par la liberté d'autrui. Le 24 avril 1793, Robespierre dénonce en ces termes le projet de Déclaration des droits de Condorcet qui met en avant la liberté illimitée du propriétaire et ignore le droit à l’existence  : «  En définissant la liberté le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour borne les droits d’autrui : pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale ? Comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de sorte que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans ». Pour Robespierre, on ne peut faire usage de sa propriété aux détriments de ses semblables. Toute spéculation qui attente au droit à la vie de mes semblables est donc un crime. Ce principe régule l’échange.

Un lieu commun voudrait que pendant la Révolution française on ne pourrait, sur le plan économique, que penser l’individu (et la propriété exclusive qui va avec, le tout réduit dans le concept de liberté) et, sur le plan politique, ne penser que la nation fusionnelle (incarnée dans l’État, la fameuse « centralisation jacobine », le tout concentré dans le concept d’égalité). Cette caractérisation de la Révolution française ne permet pas de saisir la nature de l’économie politique républicaine qui est mise en œuvre sous la Convention dite montagnarde, puisqu’elle échappe aux oppositions (entre liberté et égalité, marché et étatisation, individualisme et holisme) auxquelles nous sommes accoutumés. Comme le souligne à juste titre Guy Ikni, « le programme égalitaire de Mably aux Montagnards n’a jamais signifié l’absence de marché ; il est au contraire destiné à restaurer le marché des producteurs contre les monopoles »36.

Robespierre n’est pas hostile à la liberté économique à condition qu’elle n’empiète pas sur le droit d’autrui. Le 2 décembre 1792 il condamne la politique économique reprise de Turgot qui est suivie depuis 1789, fondée sur «la liberté indéfinie du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ». Mais il rappelle que « la liberté du commerce est nécessaire jusqu’au point où la cupidité homicide commence à en abuser ». Les « auteurs de la théorie, poursuit Robespierre, ont plus disserté sur le commerce des grains que sur la subsistance du peuple ; et faute d’avoir fait entrer cette donnée dans leurs calculs, ils ont fait une fausse application de principes évidents en général ». Si au lieu de théories ils avaient mobilisé le « bon sens » – qui est chez Robespierre l’équivalent du « sens commun » de Thomas Paine – , s’il n’avaient pas « compté pour beaucoup les profits des négociants ou des propriétaires, et la vie des hommes à-peu-près pour rien » ils auraient compris que seules « « les denrées qui ne tiennent point aux besoins de la vie peuvent être abandonnées aux spéculations des plus illimitées du commerçant » et que « « nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de bled, à côté de son semblable qui meurt de faim »37.

Comme l’a établi Florence Gauthier il s’agit très précisément de l’argumentaire qui est développé par Mably lorsqu’il critique Turgot et l’anthropologie de l’intérêt38 à laquelle le ministre adhère. Contrairement à ce que pensent les partisans de cette « théorie » pour lesquels « les monopoleurs sont les bienfaits de l’humanité »39, la cupidité, conclut Robespierre ne participe pas de l’intérêt général et il est possible de réprimer ces abus sans blesser « ni l’intérêt du commerce, ni les droits de la propriété »40  : « Je ne leur ôte [aux riches et à tous les propriétaires] aucun profit honnête, aucune propriété légitime, je ne leur ôte que le droit d’attenter à celle d’autrui41. » Aussi propose-t-il de « favoriser la libre circulation » en luttant contre la spéculation42, c’est-à-dire en créant politiquement les conditions d’une liberté, celle-ci étant conçue comme non-domination (« A quoi peut servir aux spéculateurs les plus avides, la liberté indéfinie de leur odieux trafic ? À être, ou opprimés, ou oppresseurs »43) ou comme réciprocité (puisque chacun possède un droit égal à la liberté, ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui) et non comme absence d’entrave. L’idée selon laquelle « la liberté sans frein » empêche la libre circulation est également mise en avant par Saint-Just. Quelques jours auparavant, le 29 novembre 1792, il constatait que la liberté illimitée du commerce engendrait la spéculation et donc entravait la liberté de circulation44.

David Casassas qui a étudié le républicanisme d’Adam Smith montre que celui-ci développe le même principe avec la métaphore du Grand incendie de Londres : « de la même façon, écrit Casassas, que tout gouvernement doit élever des pare-feux afin d’empêcher la propagation des incendies […] tout gouvernement doit entreprendre une politique claire et précise afin d’éviter la concentration de la liberté « naturelle » en trop peu de mains », sinon « la plupart des gens restent en dehors des processus de détermination des rapports économiques et sociaux. Il n’est plus alors possible de bâtir une société effectivement civile et libre. […] L’objectif final de l’intervention de l’État chez Smith consiste à défaire les asymétries de pouvoir et les liens de dépendance matériels enracinés dans des privilèges de classe venus du passé – privilèges féodaux et corporatifs – ou portés par les temps modernes – les positions de pouvoir naissantes, liées au rôle des propriétaires des entreprises capitalistes au sein du nouveau monde de la manufacture et du commerce45. »

Cela pose la question de la nature de l’État. Pour en revenir à Robespierre, le discours du 10 mai nous indique que la régulation politique de l’économique doit moins dépendre d’une bureaucratie – une technostructure – que de pouvoirs publics contrôlés au plus près par le peuple souverain.

Mettre en œuvre une économie politique républicaine

Robespierre conçoit la propriété comme un rapport social. Puisqu’elle est fonction d'autrui,  elle relève du domaine politique et ne peut être laissée au libre jeu des intérêts privés. La propriété est une res publica, une chose publique, sur laquelle la république – cette association d'êtres humains libres et égaux en droits – se réserve le droit de statuer en fonction du principe qui la fonde : le droit à l’existence comme condition nécessaire de la liberté.

Le programme égalitaire dont Robespierre est l’un des porte-parole et selon lequel chacun doit avoir un droit égal à la liberté, ne condamne pas la propriété individuelle si elle est limitée par le droit à l'existence d’autrui, c’est-à-dire si elle se conforme à la conception républicaine de la liberté fondée sur la non-domination. La propriété individuelle – qui n’est pas l’équivalent de la propriété privée exclusive – peut également être une solution pour garantir le droit à l'existence et lutter contre la concentration des terres qui le remet en cause. C’est la raison pour laquelle la Convention dite montagnarde permet la vente des biens nationaux en petits lots, développe les aides à l'achat, et distribue des lopins. Les célèbres lois de ventôse permettent d’attribuer les biens des suspects aux plus démunis. Mais on ne peut pas en déduire que cette politique serait conduite au nom d’un idéal politique qui résiderait dans une république de petits propriétaires, comme le pensait Jaurès et comme on le répète encore aujourd'hui. L'idéal est de garantir une existence digne, ce qui peut passer – ou ne pas passer – par la petite propriété. Celle-ci permet également de rompre avec les monopoles et la prolétarisation qu’ils engendrent. Guy Ikni, dans son étude sur Coupé de l’Oise – proche des idées de Robespierre – note que celui-ci reprend la défense classique de la petite production et travaille depuis l’automne 1792 à un projet de division des grandes fermes au sein du comité d’agriculture, tout en reconnaissant la nécessité de les conserver là où elles sont plus efficaces à condition de définir un maximum des surfaces exploitées46.

A côté de la propriété individuelle doit exister un domaine public constitué par les biens des ennemis de la république que Saint-Just décrit dans ses Institutions républicaines. Grâce à lui, Saint-Just pense financer une protection sociale et doter des écoles. Ce domaine public peut être également loué à des paysans sans terre, qui ne deviendraient donc pas propriétaires mais dont la république garantirait ainsi le droit à l’existence.

Il existe par ailleurs une propriété partagée qui ne correspond ni à la propriété individuelle, ni au domaine public. Elle consiste dans les droits d'usage collectifs et les biens communaux. Les communaux usurpés sont restitués aux habitants et ceux qui les avaient usurpés depuis le XVIe siècle – dont des roturiers – sont expropriés. La loi du 10 juin 179347 autorise le partage des communaux ou leur maintien comme biens communaux. Ceux-ci ne désignent pas seulement le fonds, un pré par exemple, mais aussi les fruits, en l’occurrence l’herbe : il est donc possible de partager, ou de ne pas partager, le pré et/ou les fruits. La possibilité du partage, en particulier des fruits et des terres labourables, est une revendication de la paysannerie pauvre. Le choix en est laissé aux assemblées d'habitants, non aux municipalités. Ces assemblées sont composées d'hommes et de femmes, qui ont donc ici le droit de vote, de 21 ans et plus. Si le partage est choisi, il se fait par habitant, une part étant attribuée par personne, femmes et enfants compris.

Le règlement qui doit préciser les usages des biens restés communaux est l’affaire des communautés d’habitants, non de l’Assemblée nationale. La loi du 10 juin donne donc aux communautés d’habitants le droit de statuer sur les formes de la propriété (quel bien relève de la propriété commune ou de la propriété privée) par un choix politique qui est ici effectué localement, par les habitants, non par les propriétaires. Ainsi, les propriétaires qui résident sur d’autres communes (souvent de gros possédants) sont exclus de la décision et du partage.

A l’échelle de la république, les subsistances, et plus largement tout ce qui permet de garantir l'existence, est considéré comme une propriété commune qui ne peut pas être abandonnée au marché. Robespierre le rappelle dans son discours du 2 décembre 1792 : « Les aliments nécessaires à l'homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle, et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un fratricide »48. Les subsistances sont une propriété commune, au sens de la res publica romaine, une propriété qui est commune parce qu'elle a été déclarée telle, par un acte politique, ce qui la distingue de la res communes qui est un bien commun, appartenant à tous en raison de sa nature, et non par choix politique, comme l'eau ou l'air. L'administration de cette propriété commune n'est pas l'affaire d'une bureaucratie centrale mais celle des citoyens. Elle est organisée par la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) qui institue le Gouvernement révolutionnaire. Dans ce cadre, elle attribue aux municipalités, l’échelon administratif le plus proche des habitants, et aux comités révolutionnaires (ou de surveillance) qui sont élus localement le pouvoir exécutif des lois révolutionnaires (section II, article 8), en particulier celle dite du maximum. Celle-ci ne concerne pas seulement l'encadrement du prix des produits alimentaires mais aussi celui des matières premières dont dépendent les artisans pour leur existence.

Il ne s’agit donc pas d’une économie contrôlée par le haut à laquelle renvoie communément l’historiographie, mais d’une économie sous contrôle populaire. Il ne s’agit pas non plus de mesures de circonstance. Elles sont cohérentes avec le principe selon lequel il est nécessaire, dans une république, de décentraliser le pouvoir exécutif, comme Robespierre l’évoque le 10 mai 1793, nous l’avons vu, et que Saint-Just rappelle cinq jours plus tard en indiquant que « la souveraineté de la nation réside dans les communes »49. Appliqué à l’économie elle concerne une « loi populaire », que Saint-Just appelle de ses vœux le 29 novembre 1792, « qui mette la liberté du commerce sous la sauvegarde du peuple même, selon le génie de la république »50. Pour sa part, Coupé de l’Oise juge qu’ « il faut individualiser les opérations de commerce et les laisser toujours sous les yeux des citoyens »51 ce que préconisait également Mably. Au cours du débat du 21 août 1793 à la Convention, cette position est réaffirmée par Duhem au côté de Coupé : « Je m'oppose à ce qu'on mette en administration ou en régie les subsistances du peuple ; ce sont toutes ces administrations qui nous font mourir de faim. C'est là que se nichent tous les intrigants, les voleurs de toute espèce, et les dilapidateurs les plus effrontés et les plus coupables. (Applaudissements.) […] Vous ne pouvez placer toute votre confiance que dans la masse populaire ; c'est là seulement qu'on trouve la véritable probité. C'est donc au peuple lui-même qu'il faut laisser le soin d'assurer les subsistances52. » Le peuple ne faisait rien d’autre par sa pratique de la taxation, de même que les communes quand elles intervenaient illégalement sur les marchés pour réguler le prix du grain, et ce contre les autres autorités constituées, notamment l’échelon du département souvent aux mains d’élites urbaines favorables à la liberté du commerce et qui participaient à la spéculation sur les grains. La loi du 14 frimaire an II – comme de nombreuses lois votées sous la Convention dite montagnarde53 – encadre des pratiques, elle ne les crée pas.

Cette économie sous contrôle politique populaire participe de l’économie politique populaire qui selon Robespierre consiste, comme nous l’avons vu, à « placer dans la vertu du peuple et dans l’autorité du souverain le contre-poids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie », une tyrannie qui se caractérise par l’atteinte aux droits naturels de l’homme, dont le premier est le droit à l’existence.

On voit par ailleurs que la notion de « centralisation jacobine » est un contresens qui résulte d’une confusion entre les pouvoirs législatif et exécutif : s’il existe une centralisation du pouvoir législatif dans l’Assemblée nationale, le pouvoir exécutif est en revanche décentralisé. Les Représentants en mission sont pris parmi les membres de l’Assemblée et représentent le pouvoir législatif. Ils ne sont pas les ancêtres des préfets, créés par Bonaparte, qui représentent le pouvoir exécutif comme les intendants sous l’Ancien régime. Le comité de Salut public n’est pas le pouvoir exécutif. La Convention a toujours rejeté les propositions qui visaient à le transformer en « comité de gouvernement » comme le demande par exemple Merlin de Thionville le 9 frimaire an II (29 novembre 1793). Billaud-Varenne, membre du comité de Salut public lui répond : « le centre du gouvernement est dans la Convention et je déclare que le jour où la Convention reporterait cette autorité en d’autres mains quelconques, elle décréterait l’inversion de la liberté. » Barère qui est également membre du comité de Salut public rappelle que «  la Convention gouverne seule, et doit seule gouverner », et qu'adopter la proposition de Merlin reviendrait à ranger le comité de Salut public « dans la classe des agents exécutifs »54.

A la suite des journées des 9 et 10 thermidor an II (27 et 28 juillet 1794) au cours desquelles les robespierristes sont éliminés, cette manière de penser la république comme une économie politique populaire est qualifiée « d'organisation de l'anarchie » et de « système de la terreur »55. Ce dernier ne désigne pas seulement une justice expéditive et la guillotine qui l’accompagne. Boissy d’Anglas, thermidorien emblématique, le décrit également comme l’institution d’un « peuple constamment délibérant » et d’un pouvoir exécutif faible, un « système de la terreur » qui a remis le « sceptre aux mains des sociétés populaires » et à « la juridiction turbulente et anarchique des assemblées primaires »56, livrées au suffrage universel. Boissy d'Anglas dénonce aussi le pouvoir donné aux municipalités par « la Constitution de Robespierre […] qui avait besoin d'un système qui organisât l'anarchie »57. Contre ce « système de la terreur » la Convention épurée d’une grande partie des députés montagnards élabore une Constitution, celle du Directoire, qui renforce le pouvoir exécutif, instaure un suffrage censitaire et une république des propriétaires.

Boissy d’Anglas décrit la politique de Robespierre comme un « système d'attaque contre les propriétaires »qui a consisté « à placer leurs personnes et leurs propriétés sous la main des comités révolutionnaires : tout fut livré à l'arbitraire le plus effrayant. La première ligne qui fut écrite dans le code de sang qui fut adopté, c'était qu'être riche était le plus grand des crimes58».L’abandon du paysaux mains des « hommes oisifs et turbulents », estconsidéré commela source de la crise économique avec laquelle la France se débatalors :« Qui donc, demande Boissy d'Anglas, a fait cesser cet état de prospérité ? Ces mots : la terreur est à l'ordre du jour »59,justifiantainsile retour à une politique économique libéralequiestengagée, le 24 décembre 1795 (4 nivôse an III) par l'abolition du maximum.Depuis l’exécution de Robespierre et de ses « complices », indique Boissy d'Anglas, « le crime habite seul les cachots, l'industrie, l'innocence en sont sorties pour ranimer l'agriculture et rendre vie au commerce »60. Mais, si les non-propriétaires gouvernent, ils «  établiront ou laisseront établir des taxes funestes au commerce et à l'agriculture, parce qu'ils n'en auront senti, ni redouté, ni prévu les déplorables résultats ; et ils nous précipiteront enfin dans ces convulsions violentes dont nous sortons à peine »61.

Le thème de la « tyrannie » de Robespierre, appuyée sur la masse séditieuse des sans-culottes et dirigée contre les riches et les propriétaires, est un lieu commun de la littérature de la période thermidorienne, toutes tendances confondues,royalistes ou républicaines62,qui exprimela peur suscitée par la politique sociale menée par la Montagne et sa prise en charge par le peuple. Le conventionnel Courtois, dans son rapport du 16 nivôse an III (5 janvier 1795) sur les papiers de Robespierre séquestrés après son arrestation, affirme par exemple que la politique du Comité de Salut public visait à réaliser cette « chimère, qui était le nivellement, la sans-culottisation générale, par l'extinction des richesses et la ruine du commerce63 ».  On rencontre des développements identiques chez Fantin Désodoards, un des premiers « historiens » de la Révolution française,  qui copie Courtois et précise que les jacobins ont créé le crime de « négociantisme », c'est-à-dire que les « hommes intelligents et laborieux » ont été « jugés suspects et contre-révolutionnaires »64.Selon l'abbé Proyart, émigré qui rédige depuis l'Allemagne, sous le pseudonyme de Leblond de Neuvéglise, une biographie du « tyran », Robespierre faisait briller « l'espoir du partage des terres » afin de s'attacher le « petit peuple » etfavorisait systématiquement la masse séditieuse toujours prête à tous les forfaits contre les riches et les propriétaires65. Dans son testament politique, poursuit Proyart, Robespierre a légué à la multitude « le droit de vie et de mort sur tous les propriétaires66».  Galart de Montjoie, un des fondateurs de L'Ami du roi en 1790, brode en 1795 sur le même motif lorsqu'il réduit la politique de Robespierre à deux axes principaux : « mettre toutes les propriétés au pillage, boire le sang humain » 67.  Riouffe, girondin proscrit qui a connu la prison, précise dans ses Mémoires d'un détenu publiés en l'an III que les jurés du tribunal révolutionnaire avaient « des listes envoyées par le gouvernement » et pour mot d'ordre « l'anéantissement de toutes les propriétés ; pour le dire en un mot, la fin du monde social en France, et peut-être en Europe »68, puisque Riouffe, comme les Girondins et Boissy d'Anglas considère, que les sociétés ont pour fonction de garantir les propriétés et protéger la liberté illimitée du propriétaire. L'argument qui a été étayé par les physiocrates est mobilisé par les partisans du suffrage censitaire avant, pendant et après la Révolution. Il fonde le libéralisme de Benjamin Constant et de Germaine de Staël, cette dernière affirmant que « la propriété est l'origine, la base et le lien du pacte social […] la propriété ou la société, c'est une seule et même chose »69. Le propriétaire doit pouvoir, sans entrave, faire le commerce de ce qu'il possède, le marché s’il est laissé entièrement libre ajustera naturellement l'offre et la demande, réduira l'écart entre les riches et les pauvres et égalisera donc les conditions. L'intérêt du propriétaire est celui de la société tout entière, il incarne le bien commun, en d'autres termes la république telle que la conçoivent les Girondins puis les thermidoriens dans leur sillage. Dans ce républicanisme c’est donc le marché qui remplace la politique. Pour ceux qui combattent ce républicanisme de marché, l’économie politique n’est plus populaire, mais tyrannique.

Notes :

1Marc Belissa, Yannick Bosc et Florence Gauthier (dir.), Républicanismes et droits naturels à l’époque moderne. Des humanistes aux révolutions des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009.

2Keith Michael Baker, « Transformations of classical Republicanism in Eighteenth-Century France », The Journal of Modern History , 2001, vol.73, n°1, p.32-53.

3Manuela Albertone, « Democratic republicanism. Historical reflections on the idea of republic in the 18th century », History of European Ideas, n°33, 2007, p. 108–130.

4Richard Whatmore, Republicanism and the French Revolution: An Intellectual History of Jean- Baptiste Say's Political Economy, Oxford, Oxford University Press, 2000.

5John Pocock,Vertu, commerce et histoire, (1985), trad., Paris, PUF, 1998.

6Albert Soboul, Précis d'histoire de la Révolution française, Editions sociales, 1962, nouvelle édition revue et augmentée, La Révolution française, Tel-Gallimard, 1984. p. 382.

7Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française,Vol. 1. La Constituante (1789-1791), Rouff, 1901-1908,p.4.

8Ibid., vol.3, p. 1619.

9Les travaux pionniers en la matière de Françoise Brunel, Florence Gauthier, Jean-Pierre Gross, Jacques Guilhaumou et Guy Ikni commencent dans les années 70.

10Florence Gauthier, « De Mably à Robespierre. De la critique de l’économique à la critique du politique », La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique, Florence Gauthier et Guy Ikni (dir.) Montreuil, Les Éditions de la Passion, 1988, p. 111-144.

11Œuvres de Maximilien Robespierre [OMR], Paris, SER, 1910-2007, t. IX, p. 507. Voir l’errata établi par Florence Gauthier p. 455 du tome XI des OMR qu’elle a édité.

12Edward P. Thompson, « The moral economy of the english crowd in the eighteengh century », Past and present, n°50, 1971. La première traduction française de ce texte a été publiée par Florence Gauthier et Guy Ikni dans La guerre du blé au XVIIIe siècle, op.cit., p. 31-92. Dans le même ouvrage, Cynthia A. Bouton met le concept de Thompson à l’épreuve de la Guerre des Farines : « L’ « économie morale » et la guerre des farines en 1775 », p. 93-110.

13Florence Gauthier, art.cit., p. 112.

14Voir l’ensemble des textes de Florence Gauthier et Guy Ikni publiés dans La Guerre du blé.Voir également Florence Gauthier,Triomphe et mort du droit naturel en Révolution (1789-1795-1802), Paris, PUF, 1992, rééd. Syllepses, 2014.

15Florence Gauthier, art.cit., p. 112.

16Guy Ikni, « Jean-Michel Coupé, curé jacobin »,La guerre du blé ,op.cit., p. 145-166.

17Yannick Bosc,« Liberté et propriété. Sur l’économie politique et le républicanisme de Condorcet », Annales historiques de la Révolution française, n°366, octobre-décembre 2011, p. 53-82. Jean-Claude Gaudebout, L'influence de la pensée physiocratique dans les écrits prérévolutionnaires de Condorcet, Thèse, Université Paris Nanterre, 2019.

18Dupont de Nemours, De l'origine et des progrès d'une science nouvelle, 1768.

19En dehors du champ des historiens de la Révolution française, voir par exemple Antoni Domènech, « Dominación, derecho, propiedad y economía política popular. Un ejercicio de historia de los conceptos », SinPermiso.info, novembre 2009.

20Dominique Margairaz et Philippe Minard,« Marché des subsistances et économie morale : ce que « taxer » veut dire », Annales historiques de la Révolution française,n°352, avril-juin 2008,p.77-78.

21OMR, t.9, p. 496.

22Ibid., p. 505.

23Ibid., p. 501.

24Robespierre,Œuvres choisies, Paris, ES, t.2, p. 155. Souligné par moi. Je cite ici le texte dans l’édition des « classiques du peuple » puisque par erreur, les OMR (IX p. 507) amputent l’expression « économie politique populaire » en la réduisant à « économie populaire », voir plus haut.

25Le défenseur de la Constitutionn°5, « Sur le respect dû aux lois et aux autorités constituées »,probablement publié entre le 15 et le 17 juin 1792 (le journal n’est pas daté).

26OMR, t.4, p.145, souligné par moi.

27Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard- Pléiade, 1964, t. III, p. 247.

28Archives Parlementaires, t.53, p.475.

29Ibid., p. 477.

30Ibid., t.58, p. 475.

31OMR, t.9, p. 462

32Ibid., p. 463.

33Ibid., p. 112.

34OMR, t.7, p. 164.

35Ibid., p. 165.

36Guy Ikni, art. cit., p. 164.

37OMR, t.9, p.111-112.

38Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, (1977), trad., Paris, PUF, 1980.

39OMR, t.9, p. 115.

40Ibid., p. 114.

41Ibid., p. 117.

42Ibid., p.114.

43Ibid., p. 117.

44Florence Gauthier, art.cit, p. 128.

45David Casassas, « Pour une économie politique républicaine : à propos d’une critique d’inspiration smithienne du capitalisme », Cultures des républicanismes. Pratiques, représentations, concepts, de la Révolution anglaise à aujourd’hui, Yannick Bosc, Rémi Dalisson, Jean-Yves Frétigné, Christophe Hamel et Carine Lounissi (dir.), Paris, Kimé, 2015, p. 134-135. Voir également David Casassas, La ciudad en llamas. La vigencia del republicanismo comercial de Adam Smith, Barcelone, Montesinos, 2010.

46Guy Ikni, art. cit, p. 164.

47Yannick Bosc, « Loi du 10 juin 1793 sur le partage des biens communaux », Dictionnaire des biens communs, Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (dir.), Paris, PUF, 2017, p. 766-769.

48OMR, t.9, p. 112-113.

49Saint-Just, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004 (édition d’Anne Kupiec et Miguel Abensour), p. 582.

50Ibid. p. 498.

51Coupé de l’Oise, Principes du décret à porter sur le rétablissement de l’ordre dans les subsistances, cité par Guy Ikni, art.cit., n.117, p. 164.

52Archives parlementaires, t 72, p. 748-749.

53Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, (2000), rééd, Paris, Kimé, 2016.

54Archives parlementaires, t 80, p. 360.

55Yannick Bosc, La terreur des droits de l’homme. Le républicanisme de Thomas Paine et le moment thermidorien, Paris, Kimé, 2016.

56Le Moniteur, réimpr., t.25, p. 90-91.

57 Ibid., p. 106.

58Boissy d'Anglas, Sur les principes du gouvernement actuel, et sur les bases du crédit public, Discours du 7 nivôse an III, Imprimé par ordre de la Convention nationale, p.8.

59Ibid., p.20.

60Le Moniteur, réimpr, t.25., p. 81.

61Ibid., p.92.

62Marc Belissa et Yannick Bosc, Robespierre. La fabrication d'un mythe, Paris, Ellipses, 2013, p. 429 et s.

63Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois : précédés du rapport de ce député à la Convention nationale : avec un grand nombre de fac-similés et les signatures des principaux personnages de la révolution, Baudouin frères, 1828., p.13. Souligné dans le texte.

64Ibid., p. 38.

65Lievin-Bonaventure Proyart (sous le pseudonyme deLeblond de Neuvéglise),La vie et les crimes de Robespierre, surnommé le tyran ; depuis sa naissance jusqu'à sa mort, Augsbourg, 1795, p. 169.

66Ibid., p. 321.

67Galart de Montjoie,Histoire de la conjuration de Maximilien Robespierre. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée par l'auteur, Paris, chez Maret, An IV-1796.,p. 48.

68Honoré-Jean Riouffe,Mémoires d'un détenu pour servir à l'histoire de la tyrannie de Robespierre, Louviers, impr. de F. Chaidron, an III (1794-1795),p. XVII-XVIII.

69Madame de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France, (édition Viénot), Paris, Librairie Fischbacher, 1906, p. 47.