Démagogie, Répression, Terreur, Tolérance, Violence
Jean-Pierre Faye, Terreur, tolérance, violence. Dictionnaire politique portatif, Paris, Folio Gallimard, 2025, 321 p.. Nouvelle édition revue et augmentée, préface de Yannick Bosc et Emmanuel Faye.

Extrait du chapitre "Terreur", l'une des cinq entrées du Dictionnaire politique portatif dont la première édition date de 1982.
Un paradoxe hante ce mot : il n’a pris sa résonance historique, il n’est devenu question pour la pensée, qu’à partir de la Révolution des Droits de l’homme.
C’est dans la Révolution française qu’il va prendre son sens pour l’Histoire en général, devenir ce que nommera Hegel : le « temps de la Terreur », la Schreckenszeit. Ce mot latin en transcription française est désormais traduisible, comme problème, en toutes les langues.
Mais c’est ce lien sémantique des deux termes opposés – Droits de l’homme et Terreur –, qui fait problème. Car au niveau des faits, ce n’est pas là que les données commencent.
Le premier discours d’une terreur politique s’exerçant systématiquement est peut-être celui de Critias, chez Xénophon (Helléniques, II) : l’un des Trente tyrans, l’un de ceux-là qui, après la défaite d’Athènes et l’écrasement chez elle de la première démocratie politique, instaurent le gouvernement d’une oligarchie. « Ils établirent à Athènes un véritable régime de terreur », écrit l’historien Claude Mossé (Histoire d’une démocratie : Athènes, 1971). « Ils n’eurent égard à aucun citoyen ; ils mettaient à mort ceux qui se distinguaient par leur fortune, leur naissance et leur réputation, afin de supprimer leurs sujets de crainte… et en peu de temps, ils n’avaient pas tué moins de quinze cents personnes », précise Aristote dans sa Constitution d’Athènes. Sur quelle base s’appuient les meurtriers ? « Ceux des notables qui faisaient partie des hétairies » – ces groupes de l’ancienne aristocratie foncière – « désiraient l’oligarchie », indique Critias, en dénonçant un autre des Trente tyrans, Théramène. Pour ce dernier en effet, « ce qui se passe ne convient plus… Aussi est-ce comme traître vis-à-vis de vous et de nous qu’il doit être puni », précise Critias dans le récit de Xénophon.
À l’autre bout de la chaîne, voici l’écrasement de la Commune de Paris par les troupes de Versailles, sous l’autorité du « modéré » Thiers. Le récit est de Raspail, député de la Seine, qui n’a pas pris directement part aux événements de Paris : « la véritable enquête » – sur les massacres de Communards par les Versaillais – « n’a pu être faite tant la terreur était grande ». Mais, ajoute-t-il, « maintenant elle peut l’être ». Les faits décrits sont les suivants : « rien que dans l’immense fosse creusée dans… le premier cimetière parisien d’Ivry, il y fut enfoui plus de quinze mille corps… on fit plusieurs autres fosses, et l’on estime qu’elles contenaient six mille autres cadavres, soit en tout vingt-trois mille ». Louise Michel, qui cite cette évaluation, décrit elle-même ce premier camp de concentration des temps modernes qu’est le camp crénelé de Satory, où les officiers de Versailles entassent et tuent les prisonniers de Paris. « De nouvelles prisonnières, arrivant chaque jour, nous disaient : la terreur est plus forte que jamais. Il y avait tant de morts dans les prisons qu’on avait craint trop de nouveaux cadavres ». D’un côté, les vingt-trois mille morts, chiffre minimum, de la Semaine sanglante en mai 1871 – mais Louise Michel évoque « les trente-cinq mille officiellement avoués » et ajoute : ils « sont plutôt cent mille et plus ». (« Des conseillers municipaux firent une enquête privée sur les résultats de la répression (…) ; ils arrivèrent (…) à cette conclusion que cent mille ouvriers avaient disparu. ») De l’autre, les quinze cents morts par la terreur des Trente tyrans, en l’an 404 avant notre ère – dans une cité où l’on compte seulement trente mille citoyens. Et une question se pose : entre ces deux nombres, pourquoi donner une importance singulière, dans une nation de vingt-cinq millions de citoyens, aux 1 376 morts des deux mois de ce qu’il est convenu de nommer la « Grande terreur », entre le 10 juin et le 28 juillet 1794 : entre la loi du 22 prairial et les événements du 9 thermidor an II ?
La force du récit de Tacite va rendre contemporaine, en l’an II de la République, à Paris, la « frayeur » néronienne. Le livre XVI des Annales est répété, presque mot par mot, par le Numéro 5 du Vieux Cordelier de Camille Desmoulins. Robespierre égale donc Néron ? C’est cette équation qu’il s’agit de développer et d’analyser. Car elle implique ou engendre toutes les contradictions des deux siècles qui viendront.
Mais à l’autre extrémité de la chaîne des révolutions en France, on trouve le « Calendrier Républicain » d’un combattant de la Commune de Paris, déporté dans la presqu’île de Quélern, devant la rade de Brest : il s’ouvre sur la « Déclaration des Droits de l’homme présentée à la Convention par Maximilien Robespierre » (en 1793) et s’achève sur le « Droit de tout homme qui veut sa liberté » – c’est-à-dire les articles rédigés par Mirabeau en août 1789 –, mais pour décrire dans l’intervalle entre les deux Déclarations, les modalités de la « Déportation à la Nouvelle-Calédonie » des condamnés politiques jugés par les tribunaux d’Adolphe Thiers. C’est cet intervalle qu’il s’agit d’explorer et qui, d’août 1789 à juin 1793, recèle une extraordinaire condensation de l’histoire à venir. Entre la première Déclaration des Droits de l’homme – de Mounier, Mirabeau, Barnave et Duport – et la seconde – celle de Robespierre et Saint-Just –, quel procès historique s’est donc mis en marche ? Et qu’est-ce qui fait que c’est la seconde Déclaration des Droits, celle de Robespierre, qui est évoquée par l’un des premiers déportés politiques des temps modernes, ancêtres en 1871 des déportés de Buchenwald et d’Auschwitz, de Vorkhouta et de la Kolyma – des KZ et du GULAG, du Konzentrationslager et du Gossudartsvennoié Upravlenié Lagerei, du camp de concentration et de l’« Administration des camps d’État » ? (Les initiales nazies « KZ » et l’abréviation stalinienne « Gulag » ont effectivement en commun le terme « Lager » : camp de déportation.) Ainsi, c’est à « l’homme de la Terreur » que se référerait, comme à leur sauveur, les premières victimes des camps de concentration, organes modernes de la terreur politique.
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L’apparence, c’est que la pratique stalinienne répétait le modèle « robespierriste ». Elle abattait successivement de 1936 à 1938 son « opposition de gauche » – Zinoviev, Kamenev –, puis son « opposition de droite » – Boukharine, Rykov –, tout comme Robespierre avait eu « l’art de se débarrasser » d’Hébert et de Danton. Mais bien plutôt comme Hitler, le 30 juin 1934, exécutait à la fois Röhm et von Schleicher.
Car la première comparaison est à la fois prégnante et illusoire. À chaque instant le pouvoir de Robespierre dépend du vote de la Convention, elle-même librement élue : on le lui fait savoir, le 9 thermidor. Staline, au sommet du parti unique et de son monolithe granitique, ne dépend plus de personne : c’est lui, et lui seul, qui peut à chaque moment « élire » ceux qui sont au-dessous de lui et qui lui renvoient mécaniquement l’image de sa légitimité et de son omnipotence.
Ce qu’il faudrait retracer, c’est le procès aveugle – sans sujet en effet – qui a si entièrement retourné le projet subjectif de Lénine. Ses premiers mots devant le Congrès élu des Soviets, le 25 octobre 1917, le déclarent : « Nous allons tenter de réaliser une société socialiste » – et cela, par la « démocratie soviétique », celle où chaque député est à chaque instant révocable et qui est donc « infiniment plus démocratique » que la démocratie bourgeoise. Mais le principal parti dans les assemblées des Soviets au côté du parti bolchevique, le parti socialiste-révolutionnaire de gauche, disparaît après son coup d’État manqué de juillet 1918. Dès lors les élections, faites à mains levées, ne donneront plus jamais qu’une victoire à 98 % pour ce qui est devenu, presque malgré lui, le parti unique. Le pouvoir absolu désormais est entre les mains de celui qui contrôle l’élaboration des listes des candidats, puisque tout choix est retiré à ceux qui votent. Lénine va le pressentir, qui jette l’alarme dans le Post-Scriptum de son ultime Lettre au Comité Central : « Le camarade Staline a concentré entre ses mains un immense pouvoir »… Et il recommande de désigner à sa place un camarade « plus poli »… Mais la concentration des pouvoirs d’État dans une monocratie totale n’est déjà plus une question de politesse. Le moment vient où le Monocrate absolu pourra déclencher la Terreur par le fil téléphonique.
Entre le projet subjectif de Lénine et le procès sans sujet du stalinisme – avec ou sans Staline –, l’écart qui s’est ouvert n’est pas encore rigoureusement exploré. Et ce n’est certainement pas la néo-philosophie parisienne qui peut nous éclairer à son propos. Le projet de Lénine est le socialisme de la « démocratie soviétique », comme le projet subjectif de Robespierre a été l’abolition de la peine de mort. Au lieu du pouvoir décentralisé des soviets librement élus, il voit surgir le procès de cette concentration d’un pouvoir immense entre les mains d’un seul. On peut déjà avancer une hypothèse sur ce désastre : le jeu des narrations sur la Révolution française, et en elles l’apologie de la Terreur, y sont pour quelque chose, et même pour une très grande part. C’est là que se joue d’avance la partie de la Révolution russe et de ses deux terreurs successives et distinctes – celle de la guerre civile léninienne, et celle de la Grande purge stalinienne.
En coupant en deux la Révolution française, entre les Droits de l’homme et la Terreur – marquant comme « bonne » l’une ou l’autre phase, selon les versions –, le récit standard de l’Histoire a fait à la Révolution russe un cadeau empoisonné : il lui a laissé la Terreur, sans les Droits de l’homme. L’effet final en sera qu’au lieu d’avoir constitué, étape par étape, des filtres de liberté plus raffinés, plus efficaces et plus honnêtes que ceux des sociétés bourgeoises occidentales, la Révolution russe, « victorieuse » définitivement, s’est vue peu à peu emprisonnée dans les dispositifs de répression les plus pesants qu’ait pu durablement construire une société humaine. Peut-être la « défaite » de la Révolution française, avec ses demi-victoires de 1848 en Europe, ou d’après 1880 à Paris – à partir de l’amnistie des Communards –, peut-être faut-il y voir une expérimentation plus fructueuse de l’histoire européenne et mondiale. Elle a ouvert sur la possibilité d’une société où les machines répressives iraient du moins en s’amoindrissant, sur le terrain des rapports sociaux les plus concrets, et où iraient en s’accroissant les filtres de liberté. Cette possibilité se désigne par des approximations successives qui se sont nommées démocratie ou socialisme. Dont le sens demeure présent pour la pensée qui revient sur ces moments afin d’en effectuer le démontage entier.